Comme nous l’avons déjà écrit, de nombreux Grecs ont soutenu les manifestants turcs de la place Taksim.
Pour équilibrer les choses, nous vous proposons un autre point de vue*, celui de l’analyste grec Georgios Philis, qui pointe sur la longue durée, le rapport aux Grecs des « kémalistes » et des « néo-ottomans.»
Il s’agit d’un article paru le 10 juin 2013 sur le site internet de la revue Στρατιωτική Ισορροπία & Γεωπολιτική (« Equilibre militaire et géopolique »), adapté et commenté par « Europe Grèce » avec l’autorisation de l’auteur et des éditions Aegis Publishing.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons essayé d’annoter abondamment l’article, dans ou sous le texte, pour le rendre accessible au plus grand nombre.
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« Erdogan ou les kémalistes : où est notre intérêt ? » (1)
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Au pays du lumineux oranger [expression grecque intraduisible, tirée de façon ironique d’un poème d’Angélos Vlachos, désignant la Grèce comme un pays dont la situation a été enjolivée de façon pompeuse, et dont les problèmes sont, de ce fait, traités avec trop de légéreté – NDT], où les concepts et les mots ont perdu leur véritable sens depuis longtemps, certains, après avoir encensé Recep Tayyip Erdogan, ont ravalé leur langue quand le dirigeant « réformateur » s’est soudainement transformé en « Sultan » réprimant tout ce qui était démocratique, et se préparant à conduire le pays vers l’époque d’Abdülhamid II [sultan ottoman, 1842-1918 – NDT].
Par Georgios Κ. Philis, Docteur en relations internationales et géopolitique. (2)
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Depuis cet espace d’information, cela fait trois ans que nos amis lecteurs sont tenus informés de façon complète de l’œuvre « pieuse » accomplie dans le pays voisin par les panislamistes/néo-ottomans d’Ahmet Davutoglu, et des dangers qui pèsent, de leur fait, sur l’Hellénisme. (3)
Naturellement, nous ne devons jamais oublier qu’au fond, les néo-ottomans essaient de prendre les pleins pouvoirs des mains des Jeunes-Turcs/kémalistes qui, depuis 1923, opprimaient les peuples d’Asie Mineure avec leur délire nationaliste de type occidental.
De façon toujours légitime, d’aucuns poseront la question : parmi les deux, au final, est-il de notre intérêt que soient au pouvoir les Jeunes-Turcs/kémalistes ou les néo-ottomans/panislamistes? La réponse est simple, désarmante et malheureusement très inconfortable, spécialement pour notre système politique en voie d’effondrement, qui se complaît toujours, concernant l’élite dirigeante de la Turquie, à présenter un « bon côté » et un « mauvais côté ».
Cette course à la puissance absolue, il n’est pas de notre intérêt que l’un ou l’autre la remporte. « Pourquoi? » sera la question suivante. Parce qu’il s’agit de deux idéologies totalitaires, l’une nationaliste et l’autre impériale, aux yeux desquelles les Grecs n’ont qu’un seul rôle, celui du RAYA [sujet soumis de l’époque ottomane, ici l’auteur vise spécifiquement les zhimmis/dhimmis – NDT] et du SOUMIS. C’est à dire que ce n’est pas un conflit entre démocratie et autoritarisme, mais un conflit entre deux régimes tout aussi totalitaires l’un que l’autre (4).
A ce stade où les « stratèges » de notre pays (les experts des chaînes de télévision) nous parleront des « démocrates », qui essayent de secouer le joug d’Erdogan, il serait bon que le citoyen grec qui les écoute se souvienne de la chose suivante :
Oui, effectivement, il y a des démocrates qui voudraient une démocratie « normale » en Turquie, MAIS soit le « chapeautage » de la « révolution » se fera par les kémalistes qui interviendront par la force soit, au final ce sont les néo-ottomans qui l’emporteront, avec pour résultat que, dans un cas comme dans l’autre, les véritables démocrates du pays voisin se « tairont » et qu’un régime totalitaire sera assis.
Pour consolider son pouvoir ce régime, surtout s’il s’agit des kémalistes, essaiera désespérément de trouver un « danger extérieur » pour confirmer son pouvoir à l’intérieur du pays.
A l’observation selon laquelle « les généraux sont maintenant contrôlés par Erdogan, » la réponse est simple, au-delà du fait qu’il s’agit d’un processus en cours: dans une armée, au-delà des généraux, il y a toujours aussi… les colonels; jusqu’à quel point sommes-nous certains qu’ils sont tous islamistes ?
Enfin, n’oublions pas que pour le cas où les idéologies « totalitaires » ne l’emporteraient pas, et où par miracle, le pays s’orienterait vers une véritable démocratie, cela signifierait automatiquement sa dissolution, puisque les diverses identités ethniques et religieuses demanderaient au mieux, l’autodétermination et/ou l’indépendance, avec pour résultat que la Turquie deviendrait, au mieux, pour elle-même et naturellement pour nous, une sorte de confédération qui éliminerait tout nationalisme totalitaire et / ou toute idéologie impérialiste.
D’autre part, la question de savoir dans quelle mesure il est probable que les islamistes, les «Loups Gris » [nationalistes turcs – NDT], les néo-ottomans et les kémalistes laissent le pouvoir aux… écologistes verts qui reconnaîtraient les Kurdes en tant que groupe ethnique indépendant, et les alévis en tant que religion non-musulmane (5), est plutôt une question rhétorique.
En bref, l’intérêt pour notre pays, au fond, n’est pas lié à la question de savoir si, et jusqu’à quel point, la Turquie va se «démocratiser», mais quel régime totalitaire va survivre au final et si, dans certaines circonstances, il se trouvera quelqu’un, chez notre voisin, pour considérer comme intelligente l’idée de mettre en œuvre une solution type « Balyoz » (6) pour faire face à sa faiblesse intérieure via une extériorisation de la crise.
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Notes complémentaire du traducteur:
(1) Titre original :
« Ερντογάν ή Κεμαλικοί: Ποιος μας συμφέρει να υπερισχύσει; » (mot à mot: « Erdogan ou les kémalistes, il est de notre intérêt que lequel l’emporte? ») (NDT)
(2) Georgios Philis:
Georges K. Philis enseigne à l’American College of Greece (DEREE), au sein du département « Entreprises internationales et Affaires européennes » (International Business & European Affairs Department), où il dispense des cours dans les domaines des politiques européennes et des questions économiques ainsi que des entreprises internationales (direction, gestion de l’innovation, technologie et investissement notamment). Georges Philis est également analyste au sein de « l’Institut d’analyses Sécurité & Défense » (Institute of Security & Defence Analysis), ainsi qu’au sein de l’organisme international de conseil aux entreprises « wikistrat ». Il est le rédacteur en chef et directeur d’Aegis Publishing, qui gère également le site d’information « www.defence point.gr ».
Georges Philis est titulaire d’un doctorat en relations internationales et analyse géopolitique (PhD) de l’Université de Durham au Royaume-Uni. Sa thèse de doctorat était consacrée à l’analyse systémique des relations entre la Grèce et la Turquie, la Russie et l’Occident via l’approche géopolitique, avec un accent particulier mis sur la sécurité énergétique en Méditerranée orientale. Il est titulaire d’un diplôme de troisième cycle en relations internationales (M.Α. In International Relations) de la même université, et d’un diplôme en économie de l’American College of Greece.
En plus des articles publiés, analyses et opinions dans la presse écrite et électronique, grecque et internationale, Georges Philis publiera prochainement sa thèse de doctorat ainsi qu’un autre essai sur la question de l’identité de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne. Ses intérêts académiques se concentrent sur la théorie géopolitique, sur l’analyse méthodologique et pratique en matière de sécurité géoéconomique et énergétique, sur l’entrepreneuriat international, sur l’évolution de l’Eurasie et bien sûr les menées en Russie, en Turquie et en Méditerranée orientale.
(3) Sur le terme « Hellénisme » :
En France, le terme « d’hellénisme » est le plus souvent utilisé pour désigner la culture grecque de l’antiquité; en Grèce, en plus de désigner la « grécité culturelle» l’Hellénisme désigne également de façon globale le monde grec, les Grecs et les communautés grecques de par le monde (Grèce, Chypre, diaspora grecque). (NDT)
(4) « Deux idéologies totalitaires »
Nous avons demandé à Georgios Philis s’il pouvait préciser en quoi le néo-ottomanisme et le kémalisme seraient susceptibles de constituer une forme de totalitarisme aujourd’hui (en dehors de la façon dont ces deux idéologies perçoivent les relations gréco-turques).
Georgios Philis nous a renvoyé à l’un de ses précédents articles, où il explique de façon plus détaillée le choc frontal entre ces deux courants, et la façon dont chacun tente d’imposer sa réponse idéologique à la question des identités, et au choc démographique que va constituer, pour l’avenir, la surnatalité des Kurdes (qui représentent un jeune de moins de 25 ans sur quatre).
Il s’agit d’un article passionnant, beaucoup plus détaillé que celui-ci mais aussi extrêmement long, et que nous n’avons pas le temps de traduire pour l’instant.
Les lecteurs hellénophones le trouveront ici: http://www.newsbomb.gr/opinions/story/313753/to-tromahtiko-dilimma-toy-erntogan-aytokratoria-i-dialysi
(5) Sur l’alévisme :
L’auteur veut dire ici, qu’il est peu probable que les alévis soient reconnus en tant que tels en Turquie.
L’alévisme n’est pas officiellement reconnu en Turquie par le ministère des affaires religieuses, qui ne reconnaît et ne finance que l’islam sunnite.
Un citoyen turc alévi du nom de Sinan Işik, a même saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une action tendant à l’inscription de la mention « alévi» sur sa carte d’identité turque au lieu de la mention « islam. » Les juridictions turques avaient rejeté ses demandes, au motif, selon elles, « que le terme « alévi », qui désigne un sous-groupe au sein de l’islam, ne pouvait être considéré comme une religion indépendante ou une branche (« mezhep ») de l’islam. » Cette affaire a donné lieu à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, (CEDH, 2 février 2010, Sinan Işik c. Turquie).
La « trinité alévie » comprend Mahomet, et l’alévisme est souvent considéré comme une branche de l’islam chiite (l’une des autres composantes de la trinité alévie étant Ali, cousin de Mahomet, qui occupe une place importante dans le chiisme).
D’autres considèrent l’alévisme comme une mystique ou une « philosophie » antérieure à l’islam, influencée par le zoroastrisme, mais ayant progressivement, pour diverses raisons, intégré Mahomet et Ali en même temps que des influences chrétiennes.
À noter que les alévis ne pratiquent aucun des cinq piliers de l’islam. Pour certains, dire que les alévis sont musulmans serait comme dire que les musulmans sont chrétiens, au motif que l’islam fait référence à Jésus et Marie.
D’autres encore considèrent l’alévisme comme une religion synchrétique panthéiste à part, insistant sur le Hâkk (Dieu, la vérité divine), la branche principale de la trinité alévie.
Dans tous les cas, ce culte mystique et tolérant (ils boivent de l’alcool et leurs femmes ne se voilent pas) qui représenterait, selon les estimations, entre 15% et 25% de la population turque a joué un grand rôle dans la culture ottomane (musique, poésie).
L’alévisme était présent au sein d’une partie des populations musulmanes vivant en Grèce sous l’Empire ottoman. Pour l’anecdote, même certains Jeunes-Turcs (y compris d’ailleurs parmi ceux qui avaient déçu les espoirs de tolérance mis en eux, en se tournant finalement vers le nationalisme turc intégral et le panturquisme, tel Talaat Pacha), étaient béktachis, un ordre religieux souvent considéré comme proche des alévis – aujourd’hui peu de gens font la différence entre les deux.
Dans le contexte d’aujourd’hui, le culte tolérant et synchrétique des alévis est souvent bien vu pas les Grecs, qui discernent de nombreux points communs entre l’alévisme et la mystique chrétienne orthodoxe, et pour qui les alévis représentent un espoir de bonne entente avec les Turcs.
Récemment, Recep Tayyip Erdogan a choisi de donner au troisième pont d’Istanbul le nom du Sultan ottoman Yavuz Sélim, persécuteur des Alévis. (NDT)
(6) « Plan Balyoz » ( ou « marteau de forge »):
Sous Erdogan, de nombreux officiers supérieurs turcs ont été jugés et emprisonnés. Parmi les accusations, figurait celle d’avoir voulu renverser Erdogan en prétextant un incident militaire avec la Grèce. C’est le plan « Balyoz » (ou « marteau de forge » ). Ce scénario prévoyait d’abattre un avion de combat turc de type F-16 en accusant la Grèce de l’incident, éventuellement suivi d’une intervention ponctuelle en Thrace grecque, pour proclamer la loi martiale et prendre le pouvoir. Les militaires turcs l’ont démenti, indiquant qu’il s’agissait d’une simple simulation. En Grèce, l’existence de ce plan a inquiété les milieux autorisés, en leur révélant que rien, dans les relations gréco-turques, n’était jamais certain… (NDT)
Voir la catégorie : « Relations gréco-turques » « d’Europe Grèce ».
*Nous essaierons à l’avenir, de multiplier ce type de traductions.
Les articles traduits ne reflètent pas nécessairement l’opinion « d’Europe Grèce. »
Merci à « M. ».